D’une part, fortement influencée par le droit américain des sociétés avec les principes de la corporate governance et des fiduciary duties, et d’autre part, attachée au principe de bonne foi tel qu’il résulte du Code civil, la Cour de cassation impose aux dirigeants sociaux une obligation de loyauté, qui pèse de plein droit sur le dirigeant à l’égard de la société et de ses associés, durant son mandat social.
L’obligation de non-concurrence de plein droit du dirigeant social est une déclinaison de ces devoirs de loyauté et de fidélité.
Ces obligations perdurent-elles au départ du dirigeant ?
En France, l’obligation de loyauté et de fidélité du dirigeant envers ses associés a été consacrée en 1996 par la Cour de cassation1 dans un arrêt dit « Vilgrain ».
Dans cette décision, pour la première fois, la Cour de cassation a reproché au dirigeant, sollicité par ses associés minoritaires pour trouver un acquéreur à leurs actions, d’avoir manqué à son devoir de loyauté à leur égard, en achetant leurs titres en vue de les revendre avec une importante plus value, quelques jours plus tard.
Par la suite, en 1998, la Cour de cassation a étendu ce devoir de loyauté du dirigeant à l’égard de la société qu’il dirige, en lui imposant une obligation de non-concurrence.2
Cette obligation de non concurrence, sorte de devoir de fidélité, est intrinsèque de la fonction du dirigeant qui représente la société et qui doit donc continuellement œuvrer pour défendre ses intérêts.
Les associés, en revanche, ne sont pas tenus de s’abstenir d’exercer une activité concurrente, la Cour de cassation ayant jugé en des termes particulièrement clairs qu’ils devaient seulement s’abstenir d’actes de concurrence déloyaux3.
Depuis cette date, les contours de ces notions morales de loyauté et de fidélité ont été précisés.
Elles sont génératrices pour le dirigeant en exercice d’obligations diverses : devoir d’information, devoir de se soumettre à une autorisation, devoir de cohérence, devoir d’adaptation, devoir d’abstention, devoir de non concurrence.
Et récemment, la violation du devoir de loyauté a été qualifiée par Cour d’Appel de Versailles de faute grave privant le dirigeant de toutes les indemnités conventionnelles de révocation.4
Qu’en est-il du dirigeant qui n’exerce plus son mandat social ?
Dès lors qu’il a cessé ses fonctions, le dirigeant retrouve sa liberté, à l‘expiration de son préavis, et peut concurrencer son ancienne société.5
En l’absence d’une clause de non concurrence, cette liberté ne se heurte qu’à deux limites:
– Tout d’abord, en cas de vente, à la garantie d’éviction légale prévue à l’article 1626 du Code civil.
Cette garantie n’interdit pas stricto sensu la réinstallation du dirigeant vendeur dans une entreprise similaire, mais ce rétablissement ne doit pas être de nature à empêcher l’acheteur de poursuivre l’activité économique de la société qu’il vient d’acquérir et de réaliser son objet social.
Par exemple, en cas de cession de fonds de commerce, la garantie légale d’éviction interdit au vendeur de détourner la clientèle du fonds cédé et, si le vendeur est une personne morale, cette interdiction pèse non seulement sur elle, mais aussi sur son dirigeant ou sur les personnes qu’il pourrait interposer pour échapper à cette obligation6
– En second lieu au respect d’une concurrence loyale.
Ce n’est pas la concurrence qui est sanctionnée, la liberté du travail est une liberté constitutionnelle et la concurrence est libre, mais c’est la façon dont elle est exercée, et les moyens mis en œuvre pour développer l’activité concurrente qui ne doivent pas être frauduleux.
Ainsi, la Cour de Cassation a jugé que la simple embauche, dans des conditions régulières, d’anciens salariés d’une entreprise concurrente n’était pas, en elle-même, fautive et que la perte sur une période de 9 mois de 4 des 5 salariés d’une entreprise réembauchés par une autre, n’était pas de nature à caractériser un fait de concurrence déloyale.7
De même, le seul fait que des clients se reportent sur le nouveau commerce en raison de la compétence de son propriétaire ne constitue pas en soi un détournement de clientèle sanctionnable, et rien n’interdit non plus à l’ancien dirigeant d’utiliser ses connaissances dans son nouvel emploi.
La mise en oeuvre de cette règle est délicate. Il faut écarter les cas dans lesquels il y a divulgation de secret de fabrique sanctionnée pénalement.
L’ancien dirigeant qui se rétablit dans une activité doit s’abstenir d’acte de concurrence déloyale tels que le débauchage du personnel, le dénigrement ou encore l’entretien délibéré d’une confusion dans l’esprit de la clientèle8.
Le débauchage est établi lorsque l’embauche a été réalisée grâce à des manœuvres déloyales et qu’elle a entrainée la désorganisation de l’entreprise concurrente.
Ainsi, dès lors qu’une entreprise s’installe dans la même commune à moins de deux kilomètres de distance et embauche la totalité des salariés de l’entreprise concurrente, la concurrence déloyale par désorganisation est caractérisée 9
Le dénigrement consiste en une affirmation déloyale contre un concurrent dans le but de détourner sa clientèle.
Ce dénigrement peut être indirect, par exemple laisser croire que seule une entreprise ou un produit présente certaines qualités, et il peut être constitué alors même que les allégations rapportées sont exactes, il n’a pas besoin d’être diffamatoire, une critique déloyale est suffisante.10
L’obligation de loyauté a ainsi permis de condamner un ex-dirigeant qui avait tenu des propos malveillants à l’encontre de l’ancienne société qu’il avait dirigée faisant émerger un quasi-devoir de réserve. 11
Le risque de confusion trouve sa source dans une imitation, par exemple par l’utilisation fautive d’un nom commercial non déposé, d’un nom de domaine similaire, d’un référencement abusif résultant de l’enregistrement de plusieurs noms de domaine voisins…12
En cas de contentieux, cette déloyauté n’est pas toujours aisée à démontrer, la société qui a subi des actes déloyaux devra rapporter la preuve d’actes positifs.
Dans un contexte économique difficile, se protéger d’une éventuelle concurrence du dirigeant à la cessation de son mandat, est un impératif.
La signature d’une clause de non-concurrence ou de non rétablissement reste la meilleure des protections.
Toutefois, ayant pour résultat de restreindre le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, elle est strictement encadrée :
Elle doit répondre à l’intérêt légitime de la société et surtout elle doit préserver la liberté professionnelle de l’ancien dirigeant en étant proportionnée et limitée dans le temps et dans l’espace :13
L’activité interdite doit être déterminée avec précision, ainsi une clause, qui fait référence aux entreprises se livrant aux mêmes activités et susceptibles de concurrencer la société, ne caractérise pas suffisamment l’étendue de l’activité prohibée.14
La clause ne doit pas imposer une interdiction perpétuelle, mais la durée peut être relativement longue. Ainsi des clauses s’étalant sur dix ans, vingt cinq ans ou trente ans ont été validées15
La restriction dans l’espace varie en fonction de la nature de l’activité, par exemple la clause visant la totalité du territoire national a été annulée comme ayant une portée illimitée16…
Depuis 1993, la Cour de cassation impose systématiquement un critère de proportionnalité17 : la clause de non concurrence, même limitée dans le temps et dans l’espace, ne doit pas disproportionnée au regard de l’objet du contrat.
A titre d’exemple, la clause d’un contrat de collaboration d’un orthophoniste, «limitée à trois années et à un rayon de dix kilomètres, n’étant pas de nature à porter atteinte à sa liberté d’exercice, dès lors que ni cette durée ni cette distance ne constituent des termes excessifs ».18
Ou encore, est valable la clause interdisant au gérant salarié d’une SARL qui exploite un hôpital privé, de travailler pendant trois ans dans la région considérée, ainsi que dans les groupes nationaux et le secteur de l’hospitalisation privée.19
A la différence de celle figurant dans un contrat de travail, la clause de non concurrence du mandataire social n’a pas besoin de prévoir une indemnisation du dirigeant pour être valable.
Toutefois, si le dirigeant mandataire social est aussi titulaire d’un contrat de travail, la clause devra être conforme, en tous points, aux exigences de la jurisprudence sociale et devra comporter l’obligation pour la société employeur de verser au salarié dirigeant une contrepartie financière.
La possibilité d’attacher la clause de non-concurrence au mandat social et non au contrat de travail, pour éviter la contrepartie financière, ne servirait à rien ni à personne puisque son intérêt est de couvrir l’ensemble des fonctions exercées et, spécialement les fonctions salariées.
Dans la mesure où la clause de non concurrence aboutit à restreindre le droit au travail de l’ancien dirigeant, la Cour de cassation l’interprète strictement.
Elle considère, par exemple, que la clause qui se borne à interdire au vendeur de se rétablir directement ou indirectement dans un commerce de la nature de celui qui a été vendu, n’interdit pas, faute d’exclusion expresse, l’exercice d’une activité salariée dans un fonds de commerce concurrent.20
Par ailleurs, cette clause doit avoir été acceptée sans équivoque, ainsi une clause de non concurrence qui figurait dans les statuts d’une société a été jugée inopposable à l’ancien gérant qui n’avait jamais détenu de parts sociales et qui ne l’avait pas acceptée expressément.21
En cas de violation de cette clause, l’ancien dirigeant pourra être condamné à verser une indemnisation forfaitaire si elle a été prévue, ou à indemniser le préjudice causé à la société.
A cet égard, la Cour de cassation fait preuve d’une grande sévérité en allant jusqu’à conférer un caractère automatique aux dommages et intérêts par le seul fait de la violation de la clause, elle a même jugé que la preuve du préjudice n’était pas nécessaire.22
En conclusion, s’il existe bien un devoir de loyauté de l’ancien dirigeant, il faut avoir à l’esprit que ce devoir est beaucoup moins contraignant qu’une convention écrite de non concurrence et qu’il est donc nécessaire de l’envisager en cas d’acquisition d’une entreprise.
Florence Amsler
Avocat associé à Lyon
http://b2r-avocats.com
1- Cass. com., 27 févr. 1996, no 94-11.241,: JCP G 1996, II, 22665
2- Cass. com., 24 févr. 1998, Bull. civ. 1998, IV, n° 86
3- Cass. com., 10 sept. 2013, n° 12-23.888 : JurisData n° 2013-018935
4- CA Versailles, 1er juill. 2014, no RG : 12/07800
5- Cass. com., 30 juin 1992, no 90-18.662 ; Cass. com., 17 mars 2015, n° 14-11.463
6- Cass. com., 24 mai 2005, no 02-19.704,
7- Cass. com 25 janvier 2000 n°97-21210,
8- Cass. com., 16 févr. 1976, no 74-14.546 ; Cass. com., 7 juin 1994, no 92-13.935; Cass. com., 7 mai 1980, no 78-14.831; Cass. com., 24 févr. 1998, no 96-12.638
9- Cass. com., 13 janv. 2012 : JurisData n° 2012-001499
10- Cass. com., 24 sept. 2013 ; Cass. 1re civ., 5 déc. 2006 : JurisData n° 2006-036320
11- CA Paris, 28 janv. 1999
12- CA Paris, 17 avr. 2013 : JurisData n° 2013-009101
13- Cass. 1re civ., 16 nov. 2004, n° 01-17.356
14- Cass. soc., 12 oct. 1983, no 81-41.341
15- Cass. com., 20 févr. 1979, no 77-13.653,
16- CA Paris, 21e ch., 25 oct. 1994,
17- Cass. com., 9 nov. 1993, no 91-20.722
18- Cass. 1re civ., 16 nov. 2004, no 01-17.356
19- Cass. com., 21 sept. 2004, no 00-18.265
20- Cass. com., 22 janv. 1991, no 88-14.915
21-Cass. com., 12 nov. 1996, no 94-16.216
22- Cass. com., 18 déc. 2007, no 05-13.697 ; Cass. 1re civ., 31 mai 2007, no 05-19.978